Méryll Ampe

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[LECTURE]
Échanges réalisés à distance lors du premier confinement en France en mai 2020, qui se sont poursuivis dans le studio de Méryll en avril 2021. Écoute au casque recommandée.

Lauren: Initialement formée à la sculpture sur bois à l’école Boulle, puis aux Beaux-arts de Cergy, tu es aujourd’hui reconnue en tant que compositrice de musique électroacoustique. Une compositrice qui déplace les gestes de la sculptrice sur bois pour les appliquer aux sons enregistrés. Tu en viens à les dégrossir, les tailler, les assembler, etc.
Quand et comment en es-tu arrivée à troquer le ciseau à bois, la gouge ou le burin pour un laptop et un synthétiseur modulaire? Pourquoi ce choix?

Méryll: Adolescente, je jouais du violoncelle et de la batterie. C’est assez tard que je me suis mise à la création sonore sur ordinateur, c’est en arrivant aux beaux-arts de Cergy. Là-bas, j’ai pu y continuer mon travail de sculpture et d’installation, tout en développant un travail plastique autour du médium sonore. Dans cette école, il y avait un studio son où je pouvais emprunter des micros et des enregistreurs. J’avais du temps aussi. Je pense que mon intérêt pour la batterie et les jeux rythmiques ont déclenché en moi un besoin de voir le « son en volume ». En parallèle, je suis entrée au conservatoire de musique du 20e arrondissement de Paris, où j’ai pu suivre des cours sur la musique assistée par ordinateur avec le compositeur Octavio Lopez. De là, j’ai exploré différents logiciels et une approche de la musique électroacoustique (composition et diffusion par le biais d’un acousmonium). C’est en commençant à chercher et à composer des créations que j’ai trouvé beaucoup de similitudes avec la sculpture. Le son est une matière à sculpter finalement. Travailler le son et son volume dans l’espace, comme on travaillerait le bois, la terre ou le plâtre, c’est partager une même vision: celle de mettre en forme une matière brute, avec des plans (verticalité et horizontalité) et des dimensions, en pensant à son implication physique aussi. Tout ça a pris du temps et de la place dans ma vie, et à un moment donner je me suis dit: «ok, je veux sculpter l’espace avec le son, modeler le son dans l’espace physique». Je ne l’ai pas réalisé tout de suite mais ça m’a paru évident: j’ai su que le médium sonore serait l’épicentre de mon travail.

Lauren: Ta démarche d’artiste existe majoritairement sous la forme de performances sonores. Pour avoir eu l’occasion de t’écouter plusieurs fois en live, j’inscrirais au premier abord tes compositions dans le champ de la noise. En apprenant à connaître ton processus, je choisis de m’attarder sur la musique concrète et les compositeur·rice·s qui ont contribué à son développement: Pierre Schaeffer, Michel Chion, Luc Ferrari ou encore Iannis Xénakis etc. Bien que ce mouvement soit une référence historique des années 1950, à forte domination masculine, il reste néanmoins un héritage emblématique dès qu’il est question de l’enregistrement sonore au service de la composition musicale. L’enregistrement n’est plus utilisé comme support pour garder trace mais comme outil pour faire œuvre musicale. À l’instar de la musique concrète, et plus largement de la musique électroacoustique, il me semble que ton processus de création débute toujours par la captation de sons préexistants dans ton quotidien. Des sons que tu enregistres, fixes sur un support numérique pour finalement les manipuler, les transformer et les agencer. Pourrait-on affirmer que tu ne fais aucune concession? Que tu les dissocies de leur contexte et les tritures jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune illustration ou référence possible au réel?

Méryll: En effet, c’est comme ça que je travaille. Il y a ce processus de glanage de sons du quotidien que j’enregistre, travaille et isole pour leur trouver d’autres dimensions. J’ai commencé par enregistrer des choses qui étaient très proches de moi, présents dans mon espace de vie: une batterie, un piano désaccordé, un ventilateur, une chaudière, le roulement d’un coquillage dans une baignoire, le vent, la voix, les bruits d’un garage, etc. Ça participait à une dynamique de l’intérieur vers l’extérieur. Néanmoins, j’utilise de plus en plus d’instruments analogiques comme le synthétiseur. Ça a évolué parce que ma pratique du live a évolué et que mes instruments et les sources sonores que j’utilisais n’y correspondaient plus. À un moment donné, être que sur un ordinateur avec un contrôleur midi ça m’ennuie. Je préfère déplacer mes instruments du studio à la salle de concert pour les installer vraiment sur place, pour les avoir comme set up pour le live. J’ai mis beaucoup de temps à trouver mon premier synthétiseur. Très versatile et sensible, il me permet de jouer avec les dynamiques. Bon, il peut partir aussi dans tous les sens parfois… Puis j’ai trouvé d’autres synthés qui me permettent d’avoir d’autres sonorités. Ils sont des moteurs pour jouer, comme un va-et-vient entre le monde dit naturel et celui industriel. Petit à petit, je me suis intéressée à ça pour mon jeu en live: croiser différentes sources acoustiques du quotidien, traitées par des appareils numériques mais aussi des instruments analogiques. J’ai besoin d’avoir des sources sonores électroniques pures, précises. Les synthétiseurs me permettent alors d’avoir ces matières et ainsi, soutiennent cette abstraction. Finalement, mon travail aborde des questions propres à la plasticité, physicalité du son, mais il concerne aussi les systèmes de diffusion. Je cherche à amplifier les vibrations pour jouer de manière physique, c’est-à-dire que le corps soit impacté par l’état vibratoire de l’espace. Ces états vibratoires provoquent des images, des émotions, des ressentis abstraits. Le son peut projeter vers l’avant comme un mouvement énergétique, vital.

Lauren: Pour continuer l’analogie avec la sculpture, le montage audio pourrait s’apparenter à un modelage par adjonction ou suppression de matière, par une succession dans le temps d’apparition ou de retrait de sources sonores. Plus que la technique du modelage, il me semble que tes compositions s’apparentent à celle de la taille directe, une taille que tu performes dans la durée, en temps réel. Si c'est le cas, détermines-tu en amont une structure pour ta composition ou laisses-tu la place à l’intuition?

Méryll: Tout à fait, il y a dans cette approche un lien à la sculpture, du fait qu’il y a de la matière à placer et à entendre, qui va prendre forme petit à petit en fonction de l’action: la diriger, la façonner, la laisser devenir mais aussi la tailler pour créer des plans, des dynamiques, des reliefs, des profondeurs, jouer avec les niveaux, l’espace du lieu et du corps. Tout cela me motive à jouer en temps réel. Je suis très attentive à ce que ressent mon corps. Avec les vibrations, la pression acoustique, il me donne des informations comme un baromètre. C’est avec le live que je trouve une énergie palpable. Je marche beaucoup à l’intuition, avec ce que j’ai sous la main pour créer. Je pense que l’intuition trouve sa place dans le jeu en direct. Je pense que c’est l’inattendu d’ailleurs, qui est vecteur, qui interfère et trouve sa place dans la composition. C’est plutôt l’inattendu qui entraîne l’intuition. La machine a produit un son inattendu — parce que parfois ça peut arriver d’avoir des sons qui ne sont pas forcément ceux que tu espérais — et il faut rebondir, réagir en live, et ça se fait grâce à l’intuition. L’ordinateur me permet de lancer quand je veux les échantillons tels que le bruit d’une batterie, un souffle, des choses que j’ai déjà préenregistrées mais il n’y a pas de montage ou de composition anticipée. C’est-à-dire qu’il n’y a aucune trame. Il n’y a pas de filet. Ce sont des samples qui sont joués, triturés, modulés au moment voulu, petit à petit, auxquels s’ajoutent des machines analogiques, totalement indépendantes de l’ordinateur, qui génèrent du son.

Lauren: En parallèle de tes nombreux lives, tu as déjà édité quatre albums. Quel rapport existe-t-il entre tes lives performés en temps réel et l’enregistrement de tes albums? Considères-tu l’album comme la trace d’un live ou comme une nouvelle œuvre autonome fixée sur support? Fais-tu une distinction entre ce qui est performé et ce qui est reproduit? Je pense en particulier à Residue of Time, ton dernier album paru en mars 2020 sur le label Scum Yr Earth, en format cassette et numérique.

Méryll: Avant le concert, parfois, je demandais à l’ingénieur son d’enregistrer mon live afin d’avoir une archive et de l’écouter. Mais je me rendais compte sans grand étonnement, qu’il manquait des éléments, des sensations corporelles. Il manquait l’espace. C’est frustrant car les volumes sonores, on ne les retrouve pas totalement, on n’a pas forcément chez soi le système son d’une salle de concert. Alors je ne me suis pas précipitée pour faire des éditions sur support physique. Comme je l’ai dit, je pensais ma musique pour le live. Ce qui m’intéresse avec le son, c’est son volume, c’est sa propagation, la place qu’il prend dans l’espace, et l’énergie du public. Il y a quelques années, des amis m’ont posé la question: « Mais Méryll, comment je peux faire pour te réécouter si je te loupe en live?» Comment conserver le travail, la recherche ou la pensée de l’artiste? En éditant sa musique sur des supports. Et puis je pense qu’un artiste — quel que soit son médium — doit faire attention à ses archives, ses productions et comment les rendre publiques. Du coup, je me suis posée des questions sur la manière dont je procède et j’enregistre: être peut-être un peu plus disciplinée, méticuleuse sur des choses, penser un travail en studio pour réaliser des éditions physiques, etc. Après dans le processus de composition, il est nécessaire de rester libre, on peut combiner des échantillons venant d’enregistrements d’un live avec d’autres sources. Il ne faut pas avoir peur de l’assumer.
Après, mes albums sont souvent liés à mes lives. Les recherches pour un live me prennent du temps. Du coup, j’essaie de garder des éléments, des résidus que je réalise à un moment donné. J’essaie de voir, pendant le processus ou après le live, s’il en ressort quelque chose qui m’a marqué ou que je désire encore. Pour Residue of Time, par exemple, j’ai utilisé des recherches faites pour un live. J’ai gardé les passages que j’ai beaucoup aimés sous la forme d’échantillons pour ensuite les recomposer. Trois des morceaux sont la continuité d’un même travail, d’une même recherche. Cet album a été produit avec des enregistrements provenant de machines analogiques (synthétiseurs et lecteur cassette), des captations sonores de mon quotidien (cymbales, ventilateur, vent, voix, etc.) et les échantillons de lives réalisés en 2019. Il a été construit à partir de l’idée que le temps se déploie dans des matières sonores. Il est question d’en garder ses résidus pour provoquer des formes qui résident dans le changement d’états. Par contre, il y a aussi des morceaux qui n’ont jamais été en lien avec un live comme par exemple Absalon EM et 4N4N4 de l’album Ma (2019). Ça me permet d’essayer des choses et d’amorcer des idées. C’est un espace de liberté dont j’ai besoin pour continuer.

Lauren: Tu as réalisé dernièrement (en 2021) une installation sonore et visuelle intitulée Lucha libre. Il s’agit d’une installation immersive qui propose la simulation immatérielle d’un match de catch mexicain. Une simulation — ou une reproduction artificielle — qui s’opère par le son, la lumière et de la fumée, plongeant le spectateur dans une expérience kinesthésique. Peux-tu nous expliquer l’origine de ce projet? Pourquoi as-tu décidé de porté ton attention, tendre l’oreille sur le catch mexicain?

Méryll: J’ai eu l’occasion d’aller au Mexique pour la première fois en 2013. Lors de ce voyage, j’ai pu assister à des matchs de lucha libre, le catch mexicain. Et là, en voyant ça, je me suis dit: «Aller! il faut que je revienne au Mexique pour capter ces sons et l’énergie des gens qui est totalement incroyable». Du coup, grâce à la bourse "Hors-les-murs" de l’Institut Français, je suis retournée là-bas en 2017 pendant trois mois et demi pour capter des sons et rencontrer des luchadores. J’ai eu la chance d’être accompagnée de quelqu’un qui m’a amené voir une quinzaine de matchs répartis sur cinq arènes différentes: Orlando Rimenez, une personne qui m’avait été conseillée en tant que spécialiste. Lui, ça a été un peu mon passe-partout. On s’est lié d’amitié et grâce à lui, j’ai pu me rendre dans des gymnases pour faire des captations sonores au plus proche des luchadores en action, pour enregistrer leurs souffles, des bruits de corde, de pas, etc.
Ce qui m’a intéressé dans la lucha libre, c’est le dialogue entre les combattants et le public mais aussi le dialogue survolté entre le bien et le mal. C’est toujours le bon qui est victorieux lors des matchs, alors que souvent dans notre vie, ce sont les méchants qui gagnent. Donc là, ça s’inverse. Et puis au Mexique, ils ont cet apparat avec leurs déguisements et surtout leur masque. Celui qui a un masque est souvent le méchant et le non masqué, le gentil. C’est une construction de personnage très élaborée. Ce qui m’intéresse aussi, c’est l’effet cathartique de cette lutte. J’ai interviewé des enfants, des jeunes hommes et des femmes sortant de ces matchs qui me disaient: «Moi, j’adore ça. Ça me défoule, c’est cathartique».
Et puis, c’est vraiment toutes catégories de personnes et d’âges qui sont concernées. Tu peux avoir un bébé de quelques mois, une petite mémé et un petit pépé dans le public. Il y a des femmes aussi qui se combattent. Elles se combattent entre elles mais aussi contre des hommes. Il y a des matchs mixtes où les luchadores sont de genre, de corpulence mais aussi d’âge totalement différents. C’est ça qui est intéressant. Dans cette arène et sur le ring, tout le monde peut se rencontrer et se confondre, sans distinction. Tout le monde s’accepte, pour l’art du jeu en tout cas, à ce moment-là. En tout cas, c’est ce qui m’a plu dans ce regard porté sur la lucha libre mexicaine. J’ai pris plaisir à regarder les luchadores mais aussi le public. J’ai aimé la présence des femmes dans l’arène, leur énergie. C’est formidable, ça me rappelle encore une excitation d’enfance.

Lauren : Contrairement à tes compositions musicales qui sont davantage abstraites, tu as assumé pour cette installation, une proposition beaucoup plus figurative. Les sons diffusés conservent leur nature de signes et nous renvoient à leur contexte d’origine, en l’occurrence un match de catch mexicain. Pour rester dans notre thème du départ, la musique concrète a cette volonté d’emmener les sons quotidiens qu’elle utilise vers l’abstraction. Cependant, dès les années 1960, certain·e·s compositeur·rice·s de ce mouvement ont opté pour un retour au figuratif sonore en utilisant des éléments très reconnaissables. Ils et elles avaient tou·te·s en commun de concevoir des évolutions narratives, face aux tenants de l’abstraction. Je pense à la pièce Hétérozygote (1963) de Luc Ferrari qui est le premier à avoir intégré le social dans le musical, en introduisant dans sa composition des images sonores du quotidien tels que des textes, des bribes de conversation en différentes langues, des ambiances extérieures… Cette pièce lui a d’ailleurs permis de conceptualiser la musique anecdotique. Je pense aussi à Michèle Bokanowski avec son album Cirque (1994) qui retranscrit l’ambiance d’un cirque avec les clameurs du public, le galop d’un cheval qui dessine le plan circulaire de l’espace, etc. Finalement, Lucha libre pourrait relever de la musique anecdotique mais élargie: une composition créée à partir de sons enregistrés identifiables, qui se vit par le mouvement du spectateur et sa traversée de l’espace. Une composition où tu spatialises les sons pour restituer l’espace du match avec une certaine fidélité… Comment as-tu pensé cette installation dans l’espace en regard de ton travail de composition?

Méryll: Je ne voulais pas faire une pièce documentaire, reproduire l’ensemble avec exactitude. Par contre, faire des liens avec l’imaginaire, qui peuvent renvoyer aux jeux vidéo ou au cinéma, oui. C’est vrai que cette installation sonore et visuelle comprend un espace scénographique: quatre enceintes qui matérialisent l’espace du ring et six autres qui matérialisent l’espace de l’arène, soutenues par des basses et de la fumée qui rappelle la chaire, la transpiration. Le tout devient une pièce que l’on traverse du début à la fin, comme un film. On ne la prend pas en cours de route parce qu’il y a une narration et une évolution dans les faits.
Ensuite, son effet cathartique me rappelle un peu celui de la noise mais cette installation reste tout de même une pièce électroacoustique: je suis partie de sons captés dans le réel que j’ai déformés, triturés, sculptés. Certains sont même ajoutés pour densifier l’effet que peut provoquer la lucha libre. Je voulais retrouver dans cette proposition une sorte d’élévation, le sentiment de se libérer de quelque chose, où l’on sort de soi-même. Je voulais garder l’événement. D’aller d’un point A à un point B. C’est une ascension, c’est une dynamique. C’était vraiment important pour moi de jouer sur les différents états que l’on ressent lors d’un match, et on y va, petit à petit. Quand tu rentres dans une arène, tu en as au moins pour deux heures, il y a cinq matchs et un match dure environ vingt minutes en trois parties. Avec cette installation de 24 min., on traverse quasiment un match, une rencontre.
Aussi, je trouve que la lucha libre est un sport très sonore. J’y ai trouvé vraiment des qualités de relief et de texture qui m’ont plu. C’est assez brut, c’est assez cash. Les silences existent très peu sur le ring, ça s’enchaîne. Si le combat s’estompe un peu, ils parlent entre eux, il y a le présentateur qui commente, mais aussi la musique en arrière-plan et l’arène qui respire. C’est un organisme. En tout cas, moi je l’ai vu comme un organisme social : il y a une respiration, une sensation de vague, de dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, entre le ring et l’arène. Il y a ce mouvement de va-et-vient constant. Et ça, ça a été des éléments compositionnels pour l’écriture de cette installation. Je me suis rappelée ces moments-là en écrivant. Bon… Après, c’est aussi mon interprétation, mon regard, mon ressenti personnel sur la lucha libre.

Pour plus d'informations: Méryll Ampe ou sur Bandcamp

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Méryll Ampe et Lauren Tortil, 2021